C'est la veille de Noël. 1986, mon frère n'est pas encore né. J'ai deux ans. Je dois faire la sieste, mais déjà, je n'aime pas dormir.
Plus tard, je dirai : "dormir est une perte de temps", et cela fera sourire mes parents. L'adolescence viendra et une dépression muselée, qui me sera étrangère, ce sera celle de l'autre, celle qui se tait ou qui hurle, celle avec qui je me fondrais dans un sommeil pénible, comme si l'oubli pouvait
se rattraper.
Je descends les escaliers, seule. Ils sont raides, et semblent interminables, une marche après l'autre, je me laisse glisser. Je n'ai pas vraiment peur, puisque je suis toute à l'appréhension du refus de ma mère, de son impatience à me voir debout, éveillée. Je marche jusqu'à la cuisine où je me souviens avec netteté non pas de l'odeur, mais de ce qu'y prépare ma mère : des dattes, des fruits secs dans une robe de pâte d'amande. Il y a d'autres personnes, je peux en percevoir les éclats de voix, leurs mouvements affairés, déliés, leurs corps qui en préparant le repas, sont tendus comme une corde raide, traversant le temps vers la soirée qui se déroulera d'ici quelques heures... Je le sens, comme je sens aujourd'hui le clavier sous mes doigts.
Je n'ai cependant d'yeux que pour elle, m'attendant à ce qu'elle s'énerve, et puis, non. Elle me prend dans ses bras, elle m'explique ce qu'elle prépare, que c'est trop chaud parce qu'il y a aussi du caramel alors qu'on ne peut pas le manger pour le moment. Je me sens envahie par un immense soulagement, alors elle m'aime? Interrogation inquiète... Le fait qu'elle ne me refuse pas ne tend pas à répondre à cette question définitivement, je me sens simplement chanceuse.
Quelques années plus tard, une autre maison, une autre veille de Noël, la sieste toujours impérative. Je ne veux pas aller me coucher, comme à mon habitude. Elle m'emmène dans sa chambre, et se couche à mes côtés. Je la sens près de moi... Quelle joie, je peux profiter de sa présence, qui me rassure, je n'ai peur de rien, au fond, si ce n'est de la place qu'elle a pour moi et qu'elle laisse trop souvent vide, si ce n'est de son absence, donc.
Quand je me réveille, je suis surprise d'avoir dormi, et je me sens comme trahie. Elle a usé de son pouvoir pour m'obliger à faire ce que je n'avais pas envie de faire.
Elle enfonce le clou en me disant d'une voix un peu sarcastique "ah ben tu vois".
Elle ne se rend pas compte...
J'ai 15 ans et je hurle, et je pleure, et je m'effondre sur moi-même et en moi-même, de rage, de frustration, de désespoir. Sauf que je ne le sais pas. Je ne sais pas pourquoi je suis dans un tel état, je ne comprends pas ce qui m'a amenée là. Je viens simplement de me disputer avec ma mère, à propos de rien, de tout, je ne sais même plus.
Elle me regarde avec un dégoût et un mépris qui me giflent et stoppent la crise, elle se moque de moi, je me donne en spectacle, je ne sais pas me tenir, je suis excessive, irraisonnée, inappropriée. J'ai le goût salé de mes larmes et de ma morve dans la bouche.
Les raisons de ma conduite se perdent inexorablement dans une honte immense, un bloc de béton qui m'empêche de respirer convenablement.
Je réapprends en fumant mes premières cigarettes.
J'ai 23 ans et je suis assise sur le canapé aux côtés de mon fiancé, que je présente à ma famille. J'explique à mon grand-père que je vais reprendre mes études. Ma grand-mère demande à ma mère comment je vais faire pour vivre. Après tant d'années perdues
à échouer (
à être échouée), je n'ai plus droit aux bourses. Je travaille depuis 3 ans et me débrouille par moi-même. Ma mère dit un peu vite, un peu méchamment que je vais travailler, que je n'ai pas le choix. C'est le langage de ma mère, ça, l'échec, je ne mérite plus d'aide, ni de soutien, selon elle. Elle affirme ça en oubliant gracieusement que seul mon père m'a aidée matériellement, et puis, j'ai beau cherché, il ne me semble jamais avoir réussi à ses yeux, avoir jamais eu quelque chose que j'aurais maintenant perdu par mes erreurs. J'ai toujours été en dehors de son cadre, m'efforçant de l'y rejoindre, creusant ma névrose, creusant ma propre tombe. Le choix même de ce que j'ai décidé de faire à l'université est une tangente qui met mal à l'aise ma mère, et lorsque je dis "je vais étudier la psychologie", elle rit nerveusement, pour montrer qu'elle ne croit guère à la consistance de ma décision, sûrement pour se protéger, et pour retrouver un semblant d'emprise sur moi.
Comme lorsqu'elle m'a demandée au restaurant quelques jours plus tôt ce que j'ai appris de ma psychanalyse. La seule réponse qui m'est venue, rageuse est que c'est elle qui aurait dû être elle à ma place, dans ce cabinet, sur ce fauteuil, vingt ans plus tôt.
Je n'ai rien dit, je n'ai pas son indécence, après tout.