samedi 1 mars 2008

Il n'y a pas de fumée sans feu

C'est la veille de Noël. 1986, mon frère n'est pas encore né. J'ai deux ans. Je dois faire la sieste, mais déjà, je n'aime pas dormir.

Plus tard, je dirai : "dormir est une perte de temps", et cela fera sourire mes parents. L'adolescence viendra et une dépression muselée, qui me sera étrangère, ce sera celle de l'autre, celle qui se tait ou qui hurle, celle avec qui je me fondrais dans un sommeil pénible, comme si l'oubli pouvait se rattraper.

Je descends les escaliers, seule. Ils sont raides, et semblent interminables, une marche après l'autre, je me laisse glisser. Je n'ai pas vraiment peur, puisque je suis toute à l'appréhension du refus de ma mère, de son impatience à me voir debout, éveillée. Je marche jusqu'à la cuisine où je me souviens avec netteté non pas de l'odeur, mais de ce qu'y prépare ma mère : des dattes, des fruits secs dans une robe de pâte d'amande. Il y a d'autres personnes, je peux en percevoir les éclats de voix, leurs mouvements affairés, déliés, leurs corps qui en préparant le repas, sont tendus comme une corde raide, traversant le temps vers la soirée qui se déroulera d'ici quelques heures... Je le sens, comme je sens aujourd'hui le clavier sous mes doigts.
Je n'ai cependant d'yeux que pour elle, m'attendant à ce qu'elle s'énerve, et puis, non. Elle me prend dans ses bras, elle m'explique ce qu'elle prépare, que c'est trop chaud parce qu'il y a aussi du caramel alors qu'on ne peut pas le manger pour le moment. Je me sens envahie par un immense soulagement, alors elle m'aime? Interrogation inquiète... Le fait qu'elle ne me refuse pas ne tend pas à répondre à cette question définitivement, je me sens simplement chanceuse.

Quelques années plus tard, une autre maison, une autre veille de Noël, la sieste toujours impérative. Je ne veux pas aller me coucher, comme à mon habitude. Elle m'emmène dans sa chambre, et se couche à mes côtés. Je la sens près de moi... Quelle joie, je peux profiter de sa présence, qui me rassure, je n'ai peur de rien, au fond, si ce n'est de la place qu'elle a pour moi et qu'elle laisse trop souvent vide, si ce n'est de son absence, donc.
Quand je me réveille, je suis surprise d'avoir dormi, et je me sens comme trahie. Elle a usé de son pouvoir pour m'obliger à faire ce que je n'avais pas envie de faire.
Elle enfonce le clou en me disant d'une voix un peu sarcastique "ah ben tu vois".
Elle ne se rend pas compte...

J'ai 15 ans et je hurle, et je pleure, et je m'effondre sur moi-même et en moi-même, de rage, de frustration, de désespoir. Sauf que je ne le sais pas. Je ne sais pas pourquoi je suis dans un tel état, je ne comprends pas ce qui m'a amenée là. Je viens simplement de me disputer avec ma mère, à propos de rien, de tout, je ne sais même plus.
Elle me regarde avec un dégoût et un mépris qui me giflent et stoppent la crise, elle se moque de moi, je me donne en spectacle, je ne sais pas me tenir, je suis excessive, irraisonnée, inappropriée. J'ai le goût salé de mes larmes et de ma morve dans la bouche.
Les raisons de ma conduite se perdent inexorablement dans une honte immense, un bloc de béton qui m'empêche de respirer convenablement.

Je réapprends en fumant mes premières cigarettes.

J'ai 23 ans et je suis assise sur le canapé aux côtés de mon fiancé, que je présente à ma famille. J'explique à mon grand-père que je vais reprendre mes études. Ma grand-mère demande à ma mère comment je vais faire pour vivre. Après tant d'années perdues à échouer (à être échouée), je n'ai plus droit aux bourses. Je travaille depuis 3 ans et me débrouille par moi-même. Ma mère dit un peu vite, un peu méchamment que je vais travailler, que je n'ai pas le choix. C'est le langage de ma mère, ça, l'échec, je ne mérite plus d'aide, ni de soutien, selon elle. Elle affirme ça en oubliant gracieusement que seul mon père m'a aidée matériellement, et puis, j'ai beau cherché, il ne me semble jamais avoir réussi à ses yeux, avoir jamais eu quelque chose que j'aurais maintenant perdu par mes erreurs. J'ai toujours été en dehors de son cadre, m'efforçant de l'y rejoindre, creusant ma névrose, creusant ma propre tombe. Le choix même de ce que j'ai décidé de faire à l'université est une tangente qui met mal à l'aise ma mère, et lorsque je dis "je vais étudier la psychologie", elle rit nerveusement, pour montrer qu'elle ne croit guère à la consistance de ma décision, sûrement pour se protéger, et pour retrouver un semblant d'emprise sur moi.
Comme lorsqu'elle m'a demandée au restaurant quelques jours plus tôt ce que j'ai appris de ma psychanalyse. La seule réponse qui m'est venue, rageuse est que c'est elle qui aurait dû être elle à ma place, dans ce cabinet, sur ce fauteuil, vingt ans plus tôt.

Je n'ai rien dit, je n'ai pas son indécence, après tout.


12 commentaires:

Eric a dit…

J'ai lu ou entendu un jour que des parents névrosés faisaient des enfants névrosés... Le "combat" (travail) aujourd'hui est le tien, pas celui de ta mère il me semble... Je suis un peu surpris de lire "fauteuil" et non "divan" ...

Eric

émi a dit…

Eric > Evidemment c'est le mien, puisqu'il s'agit de ma souffrance, de ma vie, etc... Mais cela aurait pu être évité si elle avait mené son combat à elle, en amont. Dire cela ne signifie pas que je sois dans le déni. Au contraire.

J'aurai pu dire "divan" par convention, mais chez mon psy, je ne me suis jamais allongée. J'avais le choix, et j'ai préféré le face à face pour de multiples raisons.
La peur, la résistance, sûrement, face à l'abandon qu'exige la position allongée.
Le face à face n'est, néanmoins, pas de tout repos.

Eric a dit…

Je crois malheureusement qu'il faut partir avec ce postulat : nos parents sont ainsi et il faut faire avec maintenant (et puis qui te dit qu'ils ont une quelconque conscience de leur névrose)...

Je me permets d'intervenir ainsi car moi aussi je suis une analyse (ou je suis en analyse)...

Pour moi, ce fut un an de face à face puis, suite à sa remarque, je suis passé allongé et j'ai l'impression que l'analyse a vraiment commencé à ce moment là ... je ne connais pas spécialement la psychanalyse mais il me semble que la "règle" est d'être allongé, à "l'abri" du regard de l'analyste... Franchement, tu devrais peut-être essayer... :)

émi a dit…

Eric > je n'aime pas ce que tu m'écris parce que ça me donne la sensation d'avoir à me justifier, comme si je devais me défendre des choix que j'ai fait, ou des émotions que j'ai décrites comme si tu étais plus loin sur le chemin que l'on doit parcourir jusqu'à soi... Alors c'est peut-être vrai mais est-ce que tu crois que cela change réellement quelque chose pour moi?

Ton témoignage s'il se voulait moins "renseigné" serait peut-être plus sincère et plus précieux aussi.

Eric a dit…

Je suis désolé ... je ne souhaite vraiment pas des réactions aussi vives...

Je suis un inconnu, qui passe de temps en temps sur ton blog. Je suis intervenu car j'ai été surpris par ce mot "fauteuil". Bien évidemment ce sont tes choix, ils t'appartiennent et je ne porte vraiment et sincèrement aucun jugement.

Je voulais juste, et humblement, te faire partager un tout petit peu de mon parcours, de mon chemin. Tu n'as absolument pas à te justifier et je suis désolée que tu réagisses ainsi...

Et franchement, ton "renseigné" me surprend, j'ai justement le sentiment de ne pas connaître grand chose, et surtout en psychanalyse ( j'ai arrêté mes quelques lecture car je sais que cela ne m'aidera pas dans mon travail).

Enfin, tout ce que je dis sur les parents ... je parle finalement de mon histoire ... moi aussi, je pense que l'origine de ma névrose vient de mes parents, de mon père et, dans mon cas, je sais aussi que je ne les changerai pas et que le travail est ailleurs, en moi. J'ai fait une généralité peut-être trop rapidement de mon sentiment ... loin de moi là encore l'envie de juger d'une manière quelconque, de te juger.

Eric

émi a dit…

Eric > je ne suis pas en colère si c'est ce que tu redoutes...

Et je préfère que tu me racontes ton histoire, plutôt que d'essayer d'affirmer ce qui est/ce qui n'est pas, ce qui se fait/ce qui ne se fait pas.

Tu n'as pas à être TOI désolé pour MA réaction hein :)

Ma réaction est ma copine, je vis bien avec, t'as pas à te faire de souci pour ça :)

Maintenant tu n'es plus un inconnu qui visite mon blog, mais quelqu'un avec qui je peux dialoguer.

Allez, hop :)

Eric a dit…

OK, tu as absolument raison ... :) Je ne me suis même pas rendu compte ... ;)

Alors oui, ce sont des éléments de mon histoire, de mon parcours, et j'ai le sentiment que l'analyse est un "outil" très puissant, mais aussi très lent. Une véritable aventure humaine, passionnante et douloureuse (dans mon cas ... hein ... ;)).

Peut-être aussi que j'ai du mal à parler à la première personne, de m'affirmer ... d'où ces propos...

pititisa a dit…

Petite pensée très légère: Le poids de nos parents est énorme... Hélas et heureusement...
Bref tout cela n'est pas évident mais bon, ma mère agit mal mais pour mon bien selon elle tout en me faisant mal...
Quant au divan ou au fauteuil, nos idées reçues nous mettraient plutôt dans un divan, mais bon, l'un ou l'autre entraine des façons de réagir différentes peut-être, je ne sais pas.
Sur ce, allez, je passe mon concours et hop je vais voir le psy, depuis le temps que j'y pense.
:)

émi a dit…

Eric > c'est difficile de s'approprier certaines choses...

Isa > Je te fais confiance ma belle, et je croise les doigts pour ton concours!

mlys a dit…

coucou miss

Contente de savoir que tu vas reprendre tes études, que tu as présenté ton fiancé, que tu écris toujours aussi bien ! C'est essentiel. Te savoir heureuse et toute pleine de projets me réjouit également.

Je te souhaite tout plein de bonheur avec ton fiancé et une belle réussite dans cette voie dans laquelle tu te lances. Je crois en ton succès !

Je t'embrasse affectueusement.

émi a dit…

mlys > je suis contente que tu passes par ici, j'espère que tout va bien pour toi aussi, il faudra que tu me racontes Los Angeles.

Bisous!

Bip bip et coyote corporation a dit…

Et dire que tout ca n'aurait peut etre pas eu lieu si tu avais fait ta sieste comme une grande (petite)...