dimanche 20 janvier 2008

L'Education Sentimentale

Cela fait presque deux mois maintenant que je travaille au sein de cette sacro-sainte institution qu'est l'Education Nationale.

Cet emploi est un mélange de frustration et de plaisir. Je suis une sorte d'agent administratif : j'enregistre les billets d'absence, les fameuses "colles", j'appelle les parents quand leurs enfants sont malades... Ainsi je suis cantonnée à la vie scolaire, là où les surveillants crapahutent dans tous les sens, mais aussi peuvent lier avec les élèves de vraies relations.

Je vois beaucoup de monde passer, ne serait-ce que dans la fulgurance de la récréation, il y a le mélange approximatif des rires, des cris, et parfois des larmes... C'est un monde gorgé d'émotions de tout ordre, sur fond de marmites d'hormones proches d'exploser et c'est également le temps où l'on harponne l'enfance pour la retenir un peu plus auprès de soi.

Les deux premières semaines, j'ai dû évidemment faire face aux souvenirs de mon propre collège qui me revenaient en pleine tête. Peu de choses ont changé dans les jeux de pouvoir qui s'installent entre chacun, selon leurs rôles, surveillants, professeurs, élèves.

A l'époque, j'avais moi-même un rôle bien précis, celui de l'enfant martyrisé, stigmatisé. Comme c'était déjà le cas à l'école primaire, j'ai continué sur ma lancée, mais les autres enfants y mettaient sûrement un peu plus de cruauté et de savoir-faire qu'auparavant.

J'avais pour moi une origine lointaine (Lyon) qui dans une petite ville de campagne, où l'on est facilement chauvin, rend vite les choses très difficiles. Je me souviens d'avoir découvert au même moment que mes grands-parents immatriculés 58 se faisaient klacksonner quand ils venaient chez moi en vacances simplement parce qu'ils n'étaient pas du pays, et que mes parents perçus comme des citadins, des barbares dans le tout petit village que nous habitions, étaient également montrés du doigts par les autochtones... Leur flegme et leur indifférence rendaient sûrement les choses pires aux yeux des villageois, mais ils n'ont ainsi jamais pu brandir les torches de la haine à notre encontre...

Ce que j'avais également pour moi, c'était une passion naissante pour la littérature, qui m'éloignait de tous, affirmait mon indépendance, tout en me rendant vulnérable à quelque expédition punitive (sac retrouvé éventré dans les toilettes, chewing gum dans les cheveux, insultes fréquentes, j'en passe et des meilleures).

Il y eut ensuite la rencontre avec ma meilleure amie, la première personne vampirisante qui a entamé mon existence prenant à son compte mon intelligence, ma sensibilité, mon besoin de donner et de recevoir de l'affection, et aussi de m'identifier à quelqu'un qui soit viable socialement.

Ce fut un succès retentissant puisque de la binoclarde intello, je suis passée à la pute qui aimait les Spice Girls.

Sur la fin de ma troisième, j'ai commencé d'abandonner cette panoplie qui ne me collait pas tellement à la peau, je me suis à nouveau assagie vestimentairement (non pas que je m'habillais de façon véritablement choquante, mais j'avais déjà le corps d'une femme et tendance à piquer les fringues de ma mère, d'où un décalage assez énorme avec les bas de survêtement aux boutons à pression qui faisaient fureur à l'époque), j'ai rompu mon amitié avec cette fille dans un éclair de narcissisme salvateur - je ne supportais plus d'entendre douze fois dans la même journée la même histoire idiote où elle lustrait ses lauriers, sa façon de parler exclusivement d'elle, et d'apprécier incroyablement mes conseils alors qu'elle ne me laissait jamais finir mes phrases.

J'ai demandé à faire un lycée dans une autre ville à 50 kilomètres de là, en internat, la raison officielle était la qualité de l'enseignement dispensé (il prenait sur dossier et le mien, ma foi, n'était pas si mauvais), la raison officieuse, vous la devinez...

Quand j'ai commencé à travailler au sein de la vie scolaire, c'est donc cette partie de mon histoire personnelle qui est revenue à la surface mais également des impressions plus floues, des sensations... Celles-ci se superposent avec une étonnante justesse aujourd'hui aux constats que je peux faire, avec ce regard acéré que je me suis sculptée depuis.

J'ai évidemment une tendresse particulière pour ceux qui échouent, qui ne trouvent d'autres façons de s'exprimer qu'une certaine violence, qu'un irrespect chronique. Il va sans dire que la situation a changé, que mes bourreaux d'hier, je peux aujourd'hui les punir par ce statut d'adulte et de responsable qui est le mien. Pourtant, je me souviens, confusément, que cette tendresse a toujours été là, que cette volonté de comprendre et d'aider aussi, que si les élèves d'hier me blessaient avaient des raisons de le faire, qu'elles ne m'étaient pas complètement liées mais qu'elles étaient tout de même réelles, et suffisamment asphyxiantes pour qu'ils en arrivent à ce type de comportements, ces élèves d'aujourd'hui souffrent les mêmes frustrations, les mêmes peurs.

Je me souviens d'un épisode particulièrement symbolique qui illustre ce que je ressens.

Plus jeune donc, passionnée par les livres, je me collais dans un endroit, parmi le brouhaha sans intermittence de la vie, complètement immergée, je n'entendais rien de ce qu'il se passait autour de moi - mes parents m'ont souvent fait remarquée que la maison aurait bien pu brûler autour de moi lorsque je lisais, je ne moufterais pas - un garçon, et pas forcément de ceux qui me tourmentaient régulièrement, m'arracha le livre des mains sans même le regarder, s'ensuivit une palabre désespérée où j'essayais de le récupérer et où bien plus grand que moi, il le tenait hors de ma portée, je sautillais donc et me ridiculisais un peu plus.
Ce geste, et je ne l'ai compris que bien plus tard, tant la honte cachait tout, était une invitation - certes maladroite, mais une invitation tout de même - à regarder un peu plus autour de moi, à entrer dans le jeu de la vie, à ne plus m'écarter comme je le faisais.

Ces élèves qui parlent mal, qui défient l'autorité souffrent - je le crois, sincèrement - des mêmes maux que moi, là où je les exprimais par une certaine passivité, et où la lutte restait et reste souvent encore aujourd'hui interne, ils trouvent et prouvent leurs existences dans un conflit tangible avec des figures à leurs yeux forcément, voire nécessairement, brimantes...

Voilà ce que me demandait le jeune garçon qui m'arrachait à moi-même : Regarde-moi, je ne suis pas si différent de toi.

Et c'est également ce que j'ai envie de dire à ces jeunes personnes que je vois chaque jour...

Alors, oui, ce travail est frustrant parce qu'il ne me permet pas d'avoir la qualité de relations qu'il faudrait pour pouvoir leur dire cette phrase, l'intimité n'est pas assez présente pour un acte de cette sorte, mais c'est un plaisir, parce qu'il m'apprend à les approcher, à leur parler l'air de rien, et à faire pour la première fois de ma vie une activité salariée qui malgré ses limites me donne les promesses d' un épanouissement authentique.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Peut être. Mais j'ai tendance à croire que les mots ne remplaceront jamais l'expérience.

émi a dit…

Lily > J'ai également pensé ça, mais aujourd'hui, je crois que les mots peuvent aussi être une expérience...

Lux a dit…

Waouh, c'est une belle déclaration d'amour à ton travail, ça! Moi aussi j'étais schotchée à mes livres, avec l'image (qui me suit toujours) d'intello...

émi a dit…

Marine > Oui, ça m'est arrivée encore de temps en temps de choquer quelque entourage (professionnel en fait) :
- Mais qu'est ce que tu fais?
- Ben, je lis...
- Aaaah (mine horrifiée)

Le pire, c'était quand j'écrivais ^^

Bip bip et coyote corporation a dit…

Hihi, oui c'est toujours enrichissant de retourner sur les lieux du crime. Voir ces choses avec des yeux differents une etait de conscience différent. Parfois, on se rend pas compte de la maturation entre le quand j'y etais et ce que je vois maintenant.
Est ce du "les temps ont changés" et "ce n'etais pas comme ca avant".
Oubien du "ma vision sur cela change" mais autour "rien ne bouge et se repete".
La deuxieme solution s'annulant d'elle meme... pourquoi pas dire que c'est un peu des deux.
Apres tout, on s'annule bien nous meme des fois.
(ps: lire c'est depassé, bruler ces livres... gniarf gniarf)